C’est toujours étrange…
C’est toujours étrange de marcher à l’air libre et d’oublier la consonance creuse des bas-fond , même après une année sans chaîne. Toujours étrange de voir que la vie peut être si calme après autant de cris.
Marrant, aussi , d’un certain côté.
Parce que cette double face qui varie de nuit en jour et qui teinte le rouge en blanc, n’arrive pourtant pas à effacer. Effacer ce qui fut un temps interminable de souffrance…
On pense que le fait d’être enfin quelqu’un , que l’on pourrait qualifier de normal , évaporerait tous vos soucis à la manière d’une de ces volutes de fumée qui s’envole très haut. Mais c’est faux. La gorge inexplicablement nouée, et inconsciente face aux passants, je tourne ma tête un peu partout et papillonne des yeux face à la clarté.
Maintenant c’est peut être l’heure, de faire comme tout le monde.
Une constatation risible toque à la porte de ma redevance. Pour cela, peut être faudrait-il d’abord que je trouve le lieu.
Et quiconque me connaîtrait un tant soit peu , sous un jour tel que celui-ci , saurait que je manque cruellement d’orientation.
Pas étonnant Selena, tu oublies qu’enfermée dans le noir , on a tendance à oublier nos sens. Pour peu, j’éclate presque de rire. A la place, j’affiche un simple sourire. Mais bien à mon compte, une passante interprète mon message comme personnel.
Malheur.
Je baisse la tête et l’ignore lorsqu’elle répond à ma politesse d’un geste de la main. Avance ..ne fais pas d’histoire et ne te fais pas connaître. Tu es peut être la seule idiote de Russe dans cette ville, alors mieux vaut ne pas trop pointer ton nez au jour , si tu ne veux pas que tout le monde sache qui tu es et qu’il te retrouve.
Un frisson me parcourt. Cette sensation fait remonter en moi d’inexplicables doutes.
Non.
Ce n’est pas possible, je suis trop loin pour qu’il pose sa main sur moi..
Oui mais.
Je me mords la lèvre.
Oui mais…Pourtant , j’ai… vraiment un mauvais pressentiment.
C’est impossible que tout se passe si merveilleusement bien, c’est cette petite voix qui me le lance, à chaque fois..
Je passe lentement ma main sur mon visage…et hoche la tête. Qu’est-ce qui te prend Selena ? Ne va pas te plaindre encore , si tu te crées toute seule des horreurs impossibles ! Tu es libre, bon sang, libre ! Agis en conséquence.
A nouveau , mon regard délavé scrute les grands bâtiments. Se faire recenser ? C’est bien la première fois, que je le dois. Et pour quoi donc ? Prendre un maudit appartement ? Apparemment…
Mais pour ça , il faut que tu travailles ma pauvre.
Apparemment…
Mais ça ne fait rien, j'en trouverais , du travail. Ce métier me laissera dans l’ombre. Il dois bien en exister, un -tout au moins..
Je soupire soudain et ma bouche forme des mots inaudibles. Je n’ai pas le choix..De toute façon , je n’ai pas le choix..
Temps de latence.
Je me réveille de mon coma post-traumatique ou de ma passade d’exécrable rébarbative ; pour enfin réussir à voir ce que je cherchais désespérément depuis plusieurs heures.
Faut aller se faire soigner dans un drôle d’endroit. Repêcher de ton cerveau ce qui te fit détester le noir. Parce que ne pas remarquer un bâtiment si imposant , Selena, ça relève vraiment de l’absurdité complète.. Dommage que tu ne puisses pas exercer le métier de ta bêtise, tu empocherais des millions..
Maladroitement je m’avance vers les bâtiments qui semblent , chacun, comporter leurs lots de vieillesse ; si bien que la poussière leur rendrait sûrement honneur. Fébrile , j’entre sans même prendre la peine de lire le panneau qui est accroché à l'entrée.
Une fois à l’intérieur, je me permets une infime pause de mouvement. Trop de personnes , trop d’offices. J ’ai du mal à regarder en un point précis. Car ici , des bureaux , il y en a partout..
… Et alors ?
A quoi t’attendais-tu en rentrant ? Pensais-tu réellement que les ‘bureaux de nemausus’ portaient leur nom pour la beauté des édifices ? Non c’est vrai…mais tout est nouveau , tout est trop grand et imposant. Tout est sublime dans cette liberté de mouvements, et cette grandiloquence qui me prend de court…
Oublie Selena.
Arrête de penser que le la vie a cessé son court car tu n’étais pas là pour la voir battre des ailes.
Quelque part, un vieil homme à la barbe blanche, les joues creusent, sort de la torpeur de sa paperasse et me regarde de loin , sous le socle de ses lunettes. Je ne le vois pas tout de suite, pour ça , il faut que je m’adapte et assimile rapidement. Mais il m’adresse un signe timide de la tête pour que j’avance. Et c’est ce que je fais. ..J’avance.
Maladroitement certes, mais ça n’a pas l’air de l’étonner… A-t-il.. compris ?.
« - Vous êtes ici pour vous faire recenser ? »
Un simple bonjour m’aurait suffi. Mais ce n’est peut être pas dans les cordes de tous ; et mieux vaut ne pas répliquer mon enjouement placide.
« Oui »
Voilà qui est bien , tu t’améliores Selena. Tu sais répondre à une question en anglais. Je reprends sans bruit mon souffle et regarde autour de moi , parce que je ne peux pas m’en empêcher. Parce que, ici, il y a pleins de papier, froissés, classés, rangés ; et que moi, j’ai la drôle d’impression que mon nom..parmi toutes ces pages, ça serait trop illusoire pour me croire réellement habitante.
« - Très bien, puis-je connaître votre nom ainsi que votre prénom ? »
Je me retourne sur le coup.
Pardon ? Excusez-moi ?
Nom ?
Pourquoi devrait-il connaître mon nom ? C’est dans le contrat ce genre de manœuvre ?
Le vieil homme arque un sourcil.
Silence, je tique.
Ma gorge se râcle ..était-ce vraiment une bonne idée..de venir ici ?
« - Tleïkva…Selena »
Il ne me répond pas mais baisse la tête et se contente d’écrire sur une feuille jaunie, semblable à toutes les autres. Sur ses traits je ne lis que cette attitude formelle de celui qui se contente de copier. Je n’avais pas tord..J’en suis certaine maintenant, c’est évident. Evident qu’à peine rentré ici , il avait compris qui j’étais. Une sorte d’étrangère. Ma mâchoire se crispe légèrement. Mais après tout , c’est ce que je suis. Une étrangère.. Qui cherche sûrement la protection d’un autre état , dans une bien jolie ville , avec des habitants sans histoire..Une étrangère..
« - Mademoiselle ? »
Retour à la réalité. Si mon nom ne lui évoque rien, j’ai vraiment la lourde impression qu’à ses yeux, je suis un drôle de spécimen maintenant. Alors , qu’est-ce que j’attends ? Il faudrait peut être que je parle non ?
« - Excusez-moi…vous disiez ? » Merci mon dieu, heureusement que je n’ai pas l’accent Russe. Il pourrait toujours me prendre pour une Serbe.
« - Votre métier ? »
« - Je n’en ai pas »
Rapide comme réplique. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher. A cette question , la réponse a fusé de ma bouche avant même que je ne la consolide calmement. Je n’ai que le choix de rester muette, attendant qu’il encre encore un peu plus le papier.. pour m’ancrer un peu plus dans ce nouveau système, cette nouvelle vie, ce nouveau moi que je ne serais sans doute jamais.
Puis, il me toise de ce genre de regard. Celui qui croit comprendre. Il arrange le socle de ses lunettes sur l’arrête de son nez . C’est étrange , mais ça me guide ce genre d’étincelle dans ses yeux. Je sais ce qu’il va me demander, il sait ce que je vais répondre. Alors ; il hausse les épaules et écrit quelque chose sur la feuille.
« - Quartier pauvre ? »
Question ou affirmation ? Un peu des deux je suppose, oui, un peu des deux… Car alors , j’acquiesce silencieusement. Une façon de dire oui . Oui vous avez raison, oui quartier pauvre, oui je suis celle que vous voyez. Une fille qui n’a pas les moyens d’être convenable.
« - Et maintenant… »
Et maintenant ? Est-ce fini ? Ou dois-je encore répondre à des questions pour me constituer une identité? Je mouille mes lèvres d’une façon banale. Façon de me dire qu’il fait trop sec ici , alors qu’en réalité , l’humidité est pesante.
« - Veuillez signer »
Il me tend une plume d’une taille impressionnante et je la prends sans rien agencer. Signature, je vois. Je ne pourrais pas trouver l’excuser de l’analphabétisme anglais.. Ma main tremble malgré moi. Tellement grotesque, ces légers soubresauts. Et l’homme les vois, et cela me gêne, et malheureusement je n’ai pas le choix..
Une légère boucle pour le ‘a’, et l’affaire , la demande en est de même : bouclée.
Il reprend la plume , plit le papier et c’est fini. Rien n’a vraiment changé, je suis toujours la même et l’endroit est également pareil. Mais pour les tiroirs, je nourris un emplacement de plus. Je me case..
« - Cela est fait. Au plaisir mademoiselle »
Je lui souris, il en fait de même. En grande finalité, il n’est pas si mesquin..Au plaisir, une expression qui serait difficile à traduire en ma langue natale… et que j’ai parfois du mal à assimiler, d’ailleurs. Parler et comprendre, ce n’est parfois pas toujours en accord.
Mais pourrais-je dire , au plaisir Monsieur.
Au plaisir d’être là, d’en faire parti , de commencer autre chose.
Au plaisir.
Je hoche la tête pour abdiquer vers la nouveauté, et tourne sur moi-même.
Au plaisir Monsieur, je sors.
Edit Uriel: Merci beaucoup Uriel, j'aime beaucoup la façon dont tu as fait dérouler les choses. très souvent à la ligne mais c'est justifié et cela rend assez bien dans la lecture. Tu es donc recensée et tu peux à présent voir tes informations dans le tableau des "humains" et aussi dans la liste des protégés libres ^__^