Prisonnière de sa folie [Libre]

Il existait de ces sommeils qui n'avaient rien de réparateur. Où les tendres caresses de Morphée se muent en mains squelettiques de la mort elle-même, dont les longues phalanges blanchies s'étendent sur la gorge des dormeurs. Il y a de ces sommeils dont on ne se réveille pas : l'on y survit...ou non.

Valerech n'en était pas à ses premières expériences comateuses. Overdose d'opium dans une chambre privée d'un richissime et dévergondé jeune prince, mauvaise chute en tentant de s'enfuir avec son butin d'un toit à l'autre, surconsommation d'alcool immonde dans une vielle taverne immonde d'un dock aussi abandonné que crasseux...Chaque fois, il avait lutté avec toute la force de son âme pour échapper à la poigne de la Faucheuse. Chaque fois, il s'était réveillé de ce long songe sans rêves, si ce n'était d'une horrible impression d'angoisse oppressante.

Aujourd'hui ne constituait qu'une épreuve supplémentaire, qu'un nouveau bras de fer remporté avec la terreur de ses nuits. Encore une fois, il avait survécu...mais à quoi, exactement ?

Alors qu'il quittait le doux confort du sol de pierre froid pour se remettre sur ses genoux, il tenta de se souvenir... Il y avait...un château. Manifestement. Il y avait également...

Un instant... le doux confort du sol de pierre froid? Quelque chose clochait....

Il se remit sur ses deux jambes, sans trop de difficultés. Oui, il était venu dans ce château pour une fête. Un bal masqué, fort probablement, s'il en jugeait par le masque doré qu'il tenait à la main. Il avait donc probablement une fois de plus abuser du vin et...

Le masque doré qu'il tenait à la main ? D'où sortait-il, celui-là? Pourtant, un moment auparavant, il avait le poing ouvert et libre...

Le bal avait été une grande réussite. Il y avait un buffet succulent, des musiciens hors pairs, des masques venus des quatre coins de l'Écosse, des costumes hauts en couleur...et des robes toutes plus sublimes que les autres. Comme si tous les habitants étaient de riches princes étrangers, et toutes les dames, des princesses de contes...

Où étaient-ils tous ? Il n'y avait plus aucune trace d'une quelconque célébration, plus âme qui vivait, excepté lui...

...et une jeune femme, non masquée, qui dansait au son d'une musique imaginaire à l'autre extrémité de la salle.

Il y avait eu une autre femme, plus significative que cette danseuse. Une femme dont le masque de renard ne couvrait que le haut du visage, lui permettant de faire bon usage de ses délicieuses lèvres. De regards en clin d'oeil, de sourire en coin en sourire franc, ils s'étaient retrouvés derrière cette fenêtre, juste sur sa gauche.

La danseuse dansait toujours. Valerech ne la regardait pas, mais il le savait. Cependant, le front plissé, son esprit ne se préoccupait que de la suite de cet inquiétant retour de ses souvenirs.

Tout avait débuté par une chaleur, puis des cris, des coups et des flammes...

Un feu! Un incendie s'était déclaré! Tous les costumés tentaient de sauver leur peau, de sortir de cette salle qui ne semblait plus avoir d'issues. Son amante en devenir l'avait griffé pour se rapprocher de la fenêtre: il avait mordu un arlequin italien obèse pour se rapprocher de la porte. Puis il avait senti les flammes lui lécher les chevilles, et...


"Non..."

La danseuse venait de chuter contre le sol, le tirant pour un instant de son horrifiante rétrospective. Il la regarda un moment, avant de se laisser reprendre par sa panique grandissante. Il pouvait presque encore sentir l'implacable chaleur le comprimant de toute part, dévorant sa chair plus rapidement que n'importe quel prédateur. Il se rappelait avoir protesté. Avoir lutté contre l'inéluctable.

*Non, c'est impossible. Non, je ne peux pas être mort. Non, pas moi...*

"Pas toi..."

La faible voix de la danseuse résonna en écho à ses propres pensées. Il fit un pas dans sa direction.

"Pas toi, pas toi, pas toi, pas toi..."

Elle semblait si désespérée et si triste, comme un reflet de sa propre âme qui s'opposait à ses conclusions rationnelles. Rien de toute ceci ne faisait de sens. Rien n'était réel. Non, il ne s'était pas encore réveillé.

Il fit deux nouveaux pas en direction de la danseuse, avant de placer son masque sur ses yeux et de poser son archet contre les cordes de son violon.

Non, il n'avait pas encore survécu à son sommeil...

Il entama une mélodie plaintive et mélancolique, rappelant un bonheur lointain appelé à revenir. Un air de valse bien connu. Il souhaitait que sa danseuse danse, et qu'elle fasse danser son âme...

Son âme qui se croyait pire que morte,

Son âme qui se croyait prisonnière d'un sommeil sans rêve

Son souffle est court, sifflant comme le rire de la mort. Son corps glacé repose sans vie sur le parquet de cette salle où déjà ses jours ont pris fin. Sous ses paupières closes, l’océan de ses yeux s’est apaisé. Pourtant, elle est toujours là, fantôme errant sur cette terre sans nom. Son cœur a cessé de battre et pourtant, ses sentiments l’étreignent toujours si violement. Vision d’horreur de corps mutilés. Terreur profonde pour les flammes toujours plus proches. Ses lèvres se tordent de douleur. Pourquoi ne peut-elle être en paix ? Est-ce là son destin ? Lentement, elle prend appui sur ses mains, quittant le parquet poussiéreux.

Allons, ma douce, tu ne m’aimes plus ?

Elle est debout. Corps fragile bercé par des sanglots brutaux. Son regard d’argent déborde sur ses joues, les couvrant d’une lumière spectrale.

« Je te hais… »

Sa voix résonne autour d’elle, la nimbant d’une aura meurtrière. Tout son corps se tend, brusquement sous une colère ardente. Battement de paupière pour laisser naitre à nouveau les flammes. Le satin de sa robe passée crépite et fume. Odeur âcre de chair brûlée. L’enfer l’enveloppe de son manteau, retrouvant son enfant une fois de plus.

« JE TE HAIS ! »

Le cri éclate violement dans la salle. Tintement du verre qui se brise. Le vent froid la surprend, ravivant le brasier qui se répand sous ses pieds. La pluie lui crache au visage les larmes des cieux. Mais soudain, une étrange mélancolie s’immisce en elle. Regret tristement mélodieux. Son regard parcourt la pièce et se fige sur cet autre. Un esprit…un violon…Sa folie s’étiole aussi rapidement qu’elle avait pris corps. Ses lèvres se fondent en une moue douceâtre, insolente. Mépris sourd.

Mais bientôt, des images l’assaillent. Acidulées et éclatantes de lumière, de bonheur. Lysirael secoue la tête, donnant vie à sa chevelure rougeoyante.

**Qu’est ce…**

Des rires s’estompent en elle comme prisonniers d’un rêve du passé. Et ce prénom qui sans cesse lui revient. Qui est t il ? Un profond sentiment de mal être s’empare d’elle. Et la musique se fait entêtante. Elle plaque ses mains sur ses oreilles. Image de cet homme dansant près d’elle, le sourire aux lèvres. Brûlure d’un état d’âme absurde.

« Non ! »

La pression sur ses tympans se fait plus forte et pourtant, le violon se brise encore en elle. Des larmes jaillissent mêlant la colère à la terreur.

« Ca suffit ! »

Elle voudrait qu’il cesse, que tout cela s’arrête. Elle voudrait ne jamais avoir à repenser au passé. Mais il est là, si près, flottant dans cette mélodie atroce. De désespoir, une âme damnée pleure les bribes de sa mémoire.

Triste et sordide valse que celle menée par deux cavaliers qui au lieu de se voir ne perçoive que le reflet d’un souvenir qui ne s’assume pas encore. La danseuse immobile contre le sol, le musicien assourdi par le sang battant à ses tempes.

Qu’était donc cet…être, unique vestige de vie de ce sanctuaire de la mort ? Coalescence des âmes des invités, ou apôtre de celle-ci ? La suite des événements allait lui fait croire en un horrible mélange des deux options…

Un étrange sentiment de menace indicible émanait de la jeune femme, envahissant progressivement la totalité de la pièce. Dans un abominable cri de haine pure qui n’aurait jamais dû pouvoir être émit par une gorge si délicate, l’impression prit corps, et une véritable impulsion vint frapper Valerech, avant d’aller s’écraser contre les murs et de faire voler les fenêtres en éclat.

À quoi faisait-il face exactement? Étais-ce la forme qu’avait choisi de revêtir la Faucheuse elle-même, finalement décidée à venir chercher son dû? Si tel était le cas, pourquoi ne tremblait-il pas comme une feuille face à elle ? Pire encore, pourquoi ressentait-il une certaine empathie envers elle ?

Il avait impression de faire face à une situation qui dépassait son entendement, menaçant même sa raison. Ou du moins, ce qu’il en restait…Une chose était clair, cependant : si ces instants constituaient bel et bien ses derniers, comme il le craignait, alors il devait quitter en musique. Quelque chose de puissant, de grandiose, que son âme puisse voyager vers son dernier séjour sur les airs d’une symphonie à l’image de sa vie. Ou du moins, à sa vie telle qu’il l’avait rêvée.

Fermant les yeux, il se laissant emporter par la mélodie, attendant un je-ne-sais-quoi de probablement douloureux qui viendrait tout éteindre. Grand dieu qu’il regrettait de ne pas être croyant en cet ultime moment.

Cependant, au bout d’un moment, rien ne se produisait, si ce n’était qu’un curieux mélange d’ordre ferme et de supplication apeurée.

« Ca suffit ! »

Surpris, Valerech obtempéra immédiatement. Ouvrant les yeux, il vit la frêle jeune femme se presser les oreilles de ses mains, les traits totalement déformés par…la douleur ? Il avait toujours considéré la musique comme un puissant symbole de la Vie, mais de là à ce qu’elle suffise à repousser l’incarnation du Spectre ? Il trouva cependant un certain réconfort dans le fait qu’il possédait maintenant une forme d’arme contre l’entité, et rasséréné par cette sécurité, il osa demander, d’une voix rauque et mal assurée :

« Qu’êtes-vous ? Que s’est il passé ? Que fais-je ici ? »