Âme perdue, esprit heureux ? [Alek]

Une nouvelle morne soirée s’achevait. Une de plus, encore. Le temps passait, inlassablement, imperturbable, sans modifier le cours des existences. Les secondes s’écoulait, les minutes s’effaçait, les heures ne se comptaient plus. Tout semblait défiler à un rythme infernal. Etait-ce un cycle rapide ou, au contraire, très lent ? Qui aurait pu le dire avec une réelle certitude ? Certainement pas cet homme, accoudé au bar, qui regardait son verre avec un air dépité. Certainement pas cette femme, qui tantôt riait, tantôt pleurait seule et sans personne pour accompagner sa nuit. Certainement pas cet adolescent, presque encore enfant, qui ne semblait pas savoir où il était, tant son regard était ahuri. Certainement pas cette jeune femme qui se mouvait dans la salle, plateau en main, distribuant les boissons à ces hommes et ces femmes, pantins de la vie dont se jouait le temps.

Des gestes gracieux, presque trop élégant pour une simple taverne, aussi réputée fut-elle. Une démarche trop souple et trop féline pour n’appartenir qu’à une femme du peuple. Des bras trop fragiles, en apparence, pour porter d’aussi lourds plateaux. Des mains trop délicates pour ne saisir que ces verres froids et durs. Une robe trop raffinée pour être accessible à tous. Et un parfum trop subtil pour que les hommes à demi saouls ne puissent le sentir et en apprécier les douces fragrances. Vêtue d’une robe noire laissant ses épaules dénudées, Eliza avait opté pour la sobriété, l’élégance simple. Ses chaussures claquaient sur le sol au moindre de ces pas, bruits secs et froids comme l’expression de son visage, peu chaleureux, hormis lorsqu’elle adressait quelques brefs sourires aux clients. Ses cheveux étaient retenus en une queue de cheval plutôt lâche, par un ruban noir.

Servant un client, elle remit une mèche derrière son oreille, pensive. La jeune femme avait l’esprit ailleurs, ce soir là. Elle n’était qu’à moitié au Taï-Koh-Dor, d’une certaine façon. Ses pensées vagabondaient dans son esprit perdu et flou. C’eut-il passé des évènements importants dernièrement qu’elle les aurait certainement déjà oubliés ! Non pas par désir de refouler ses pensées. Bien au contraire, elle aurait aimé recouvrer ses esprits. Malheureusement, ce matin là, lorsqu’elle s’était levée, tout lui avait parut flou, comme si sa mémoire s’était enfuie, l’espace d’une journée. Elle était … perturbée. Etait-ce la présence des clients ? Le fait qu’une autre maussade soirée s’annonçait ? Rien de tout cela ne semblait pourtant correspondre. Elle se sentait simplement … vide. Elle n’avait pourtant rien perdu, ou du moins il lui semblait, si ce n’était sa vie d’autrefois. Rien d’extraordinaire ne s’était passé auparavant.

Et son état ne s’était pas amélioré durant la journée. Ce fut même plutôt l’effet inverse : tout s’aggrava. Trop occupée à rêvasser et à tenter de se retrouver dans le brouillard de son esprit, elle avait passé la journée chez elle, sans rien faire de plus que de rester affalée dans son lit, à remuer ses pensées. Elle qui détestait pourtant l’inactivité pure et simple ! L’oisiveté n’était pas son fort, excepté si elle se promenait. Flâner pouvait être un passe-temps agréable, s’il ne durait pas trop longtemps. En revanche, rester chez elle sans rien faire, certainement pas ! Aussi avait-elle trouvé sa journée fort longue et ennuyeuse. Mais, trop peu concentrée sur autre chose qu’elle-même, elle n’avait pas trouvé la volonté ou l’envie de faire quelque chose ce jour là. Et la soirée était arrivée, alors qu’elle eut l’impression qu’une semaine entière s’était écoulée sous ses yeux. Et elle était à la taverne. Et elle servait les gens.

Reconnaissant quelques habitués par-ci, par-là, elle leur lançait des sourires, échangeait parfois quelques mots avec eux, passait près de leur table pour capter leurs regards. Mais le cœur n’y était pas – non pas qu’il fut réellement là pour un tel travail. Non, elle était ailleurs, dans un autre monde. Et rien de plus que le brouillard l’entourait. La brume, impitoyable, ne dévoilant rien sous elle, à moins que l’on ne s’approche d’assez près. Mais son esprit était trop vague, trop perdu, pour penser à quelque chose de réellement précis. Alors elle restait enfermée dans la brume, sans espoir d’en ressortir. Son esprit endormi, comme sous l’emprise d’une quelconque drogue elle était à la merci de tous, ce soir là, même des prédateurs les plus dangereux et les plus insoupçonnés. Qui pouvait savoir s’il l’un deux viendrait à sa rencontre ?

[Argh ! C'est pas un post, c'est de la broderie ! TT]

« Nous, hommes, nous ne conduisons pas notre destinée :
tout pouvoir sur nous est laissé aux mauvais esprits ;
et leur malveillance travaille à notre ruine. »
[Johann Wolfgang von Goethe]

♪

Afin de troubler la tranquillité des alcooliques anonymes du quartier, notre cher et tendre esprit frappeur, j’ai nommé Alek Fear, pénétra dans la taverne Taï-Koh-Dor enroulé dans un ample manteau sombre et pour le moins sobre, dénué de parures interminables comme ces princes endimanchés. Les regards se tournèrent immédiatement vers le nouvel arrivant qui, les gestes sûrs et l’air farouche, réussit à paraître comme un être totalement dénué d’intérêt pour ces hôtes. Ceux-ci se détournèrent vite de cette présence étrangère et vaquèrent à leurs occupations du soir, c’est-à-dire boire, boire, et encore boire tout leur saoul. Un feu dans une cheminée éclairait la scène de ses lueurs rougeoyantes, empreintes d’une chaleur bienvenue. On pouvait admirer l’âtre crépitant avec un mélange de révulsion et de fascination. L’Esprit s’attarda sur cette image. Lui aussi représentait les flammes, mais les flammes d’un feu nouveau, d’une toute autre nature, d’une nature bien mystique je dois dire.
Notre protagoniste, trouvant une table à son goût, s’y installa pour observer le voisinage peu fringuant. Il aimait venir dans ces endroits populaires et y trouver sa proie favorite, celle qu’il chasserait pendant une nuit, voire plus si l’envie le prenait. Souvent, il prenait une jeune femme abattue qui avait besoin de réconfort et qui se noyait dans l’alcool pour oublier ses soucis et se maux. Lui, le héros de ces dames, apparaissait soudain et faisait son petit numéro de Don Juan. Il captait leur attention, les séduisait comme un parfait gentleman, mais au fond, il les attirait dans un piège énorme où elles tombaient, oui, elles s’écrasaient lamentablement dans ce puits sans fond ni couleur. On les retrouvait souvent aux portes du suicide tandis que lui disparaissait à nouveau, ayant accompli ses fameux vices sur une personne prédestinée. Il admirait son propre art et le pratiquait décidément à la perfection.

Alek posa son manteau impeccablement sur sa chaise et prit place dans un mouvement souple et élégant. Il déposa de même le chapeau qu’il portait à son côté et enleva ses gants. Il était revêtu d’une chemise pourpre qui défiait ses yeux de nuit et brouillard. Il dégageait une aura magnifiquement maléfique, surtout avec ses cheveux d’ébène qui retombaient sur son visage translucide dont un tatouage tribal accompagnait la pâleur immaculée. Le pantalon noir qui soulignait sa silhouette svelte descendait sur ses chevilles, faisant des plis remarquables et le tissu, agréable au touché, semblait fait de brume.
En cet instant, son regard circula parmi les tables et alla vers le comptoir. Il vit défiler une jeune serveuse qui, sans le vouloir expressément, lui rappela une âme perdue qui se cognait violemment contre les murs de son labyrinthe intérieur. Allait-il en profiter ? Mais n’était-ce pas une proie un peu trop facile ? Elle paraissait posée sur un plateau d’argent, prête à être engloutie par le premier venu, lui en l’occurrence. Etait-ce raisonnable de sa part ? Devrait-il s’en prendre plutôt à une victime bien plus difficile à amener dans ses filets épineux ? Certes, le jeune homme accoudé au bar paraissait sans nul doute une autre victime d’envergure, en effet, il avait un esprit simple qu’il pouvait aisément lire. La mère de famille qui traînait, seule à une table dans le fond lui fit un certain effet également. Son abattement ravivait son enthousiasme. Pourtant, il estima pour ce soir utile de dérober l’esprit de la demoiselle qui, par devoir, venait droit vers lui.
S’estimait-elle heureuse de tomber en plein dans la gueule du loup ? Dans un gouffre noir et profond ? Et lui dans cette affaire, que s’apprêtait-il donc à déclamer à la jeune femme ? Alek l’inspecta du regard, la jaugeant sans aucune gêne apparente. Il était serein ce soir. Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres. On aurait dit un traqueur, un bourreau, un chasseur, un joueur ! Il appréciait tout particulièrement ce moment privilégié avec sa cible où il la découvrait et où Elle le découvrait, surtout, pour la première fois, mais pas la dernière. Le jeune homme chercha à modeler son visage pour le rendre moins mystérieux, plus engageant. La serveuse se laissera-t-elle tenter ?

Ô les gémissements, les peines & les espoirs. Ma promise, viens, apporte au Diable ce dont il a besoin ; il veut voir la peur dans ton regard, un semblant de majesté, une brise vespérale. Viens, et laisse toi apprivoiser, laisse toi tenter par ce démon de minuit. Je veux ton malheur, tu le sais mieux que moi, mais me reconnaîtras-tu ? théâtre de ta défaite prochaine ? Un belligérant bien adapté ? & le loup s'éprit de l'agneau...quel masochiste ce loup et quel fou cet agneau...

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